Killian fit un pas de plus avant de s’arrêter. Le son du claquement de ses bottes raisonnait encore à ses oreilles comme un bourdonnement agressif et il ne pouvait continuer. Il ne se sentait pas prêt. Il porta autour de lui son regard anormalement vide, ses iris cristallins s’assombrissant de temps en temps, teinté d’une tristesse qui s’insinuait en lui malgré tous ses efforts pour l’exorciser. Tout lui semblait si familier dans ce cadre qu’il reconnaîtrait entre mille et pourtant tout était si étrange. Car bien sûr, tout était là : il s’agissait évidemment des mêmes bâtiments, de la même forêt environnante, et des mêmes gazouillements que ceux qui en provenaient lors de son précédent séjour à l’Académie. Les étoiles dans le ciel étaient au rendez-vous, et l’atmosphère vibrante accueillait ouvertement les réfugiés dans ce petit oasis de paix. Mais quelque chose était différent. Killian était différent.
Il passa une main dans ses cheveux négligés et s’ébroua soudain, surpris de leur longueur : il devrait les couper. Mais cela n’avait aucune importance. Il oublia presque aussitôt sa crinière rebelle et saisit le couteau de chasseur passé à sa ceinture. Dans un geste souple, il le fit tournoyer dans les airs avant de le rattraper, une fois, deux fois, et puis encore, jusqu’à ce que les rayons du clair de lune, qui se reflétaient sur la lame à chaque nouveau mouvement de poignet, ne disparaissent, balayés par les humeurs capricieuses d’un ciel devenu soudain orageux.
Killian ne craignait pas la pluie, et encore moins l’obscurité dans laquelle il savait se mouvoir avec assurance et agilité, mais il prit ce changement dans l’air comme un signe peu discret de l’univers, qui le poussait à laisser son chagrin de côté et à continuer d’avancer. Il rangea le couteau qui lui avait servi d’artifice pour occuper ses mains, d’une chose à laquelle il pouvait s’accrocher le temps qu’il réussisse à se recomposer et à rassembler suffisamment de courage pour franchir les portes de l’Académie.
Car il savait ce qu’il y retrouverait. Il longerait de nouveau ses murs, et se dissimulerait parfois dans ses sombres recoins. Il reverrait ses confrères, les quelques mais précieux amis auxquels il s’était attaché, et surtout la belle qui avait fait battre son cœur un peu trop ardemment, et qui malgré tout ce temps et ses flagellations mentales, n’avait pas réussi à quitter son esprit. Mais il savait aussi que quelqu’un manquerait à l’appel. Une âme vive et rebelle. Celle avec qui il avait partagé quelques moments de complicité et qu’il avait fini par considérer comme une petite sœur exaspérante mais irrésistible.
Marion ne serait pas là pour lui souhaiter la bienvenue. Et il n’en revenait toujours pas. Durant ces derniers mois, il avait coupé les ponts avec l’Académie, avec le monde entier en vérité. Il avait décidé de se laisser le temps de se reconcentrer. Jour après jour, il avait affiné ses techniques pourtant déjà presque parfaites, il s’était rappelé de ses objectifs et avait réaffirmé pour lui-même ses propres convictions et le code de l’honneur en lequel il croyait. Il était parti pour devenir meilleur, pour évoluer, mais il n’avait pas véritablement changé : il s’était retrouvé. En revenant, il s’était alors cru plus solide et plus équilibré que jamais. Mais ça, c’était jusqu’à ce que la funeste nouvelle ne vienne tout bouleverser.
Sur le chemin du retour, il avait croisé un autre Gardien de l’Académie qu’il avait bien connu avant son départ, et celui-ci lui avait appris le décès de la belle vampire.
Le temps d’une poignée de secondes, le monde avait vacillé autour de lui. Il avait cravaché si dur durant ces derniers mois pour éliminer de sa vie tout ce qui pouvaient nuire à son équilibre et à son rôle de Gardien - et il croyait avoir réussi !, mais il avait suffi d’une parole, le jour même de son retour, pour que son sang-froid vole aussitôt en éclat.
Et maintenant, debout en plein milieu des marches menant à l’entrée de l’Académie, il sentait la colère monter en lui. Il était furieux. Contre ce foutu destin qui s’acharnait sur les gens qu’il aimait, et contre lui-même pour ne pas avoir été là pour la protéger. Il se remit soudain en mouvement, piétinant les blocs de pierre d’un pas rageur et sans aucune élégance. Il pénétra dans l’Académie comme un tourbillon dévastateur, et ce fut de justesse que personne ne l’arrêta sur sa lancée. On l’avait reconnu malgré ses mâchoires serrées et ses traits déformés.
Perdu dans sa fureur intérieure, il ignorait inconsciemment ses sens et mit une seconde de plus qu’à l’accoutumée pour s’apercevoir qu’une autre personne arrivait à l’embranchement du couloir qu’il voulait emprunter. Il ne s’arrêta pas à temps et la bouscula sans ménagement. Instinctivement, il avait réussi à la stabiliser sur ses pieds avant qu’elle ne chute mais cet incident lui fit l’effet d’une douche bien glacée. Il n’avait pas le droit de se comporter ainsi ! Il s’apprêtait à s’excuser lorsqu’il croisa les prunelles de la demoiselle. Les mots refusèrent de quitter ses lèvres. Elle était là, c’était elle ! Mais… c’était impossible !
- Marion ?